Archives mensuelles : février 2022

Le mot du lundi : rhème, n.m.

Bonjour ! Aujourd’hui nous allons aborder deux notions, le rhème et le thème.

Le terme grec thêma signifie « ce qui est posé ». Le terme rhêma signifie « ce qui est dit ».

Dans un énoncé basique, on dit quelque chose à propos de quelque chose.

Le thème est l’objet dont on parle.

Le rhème (ou prédicat ou propos) correspond à ce que l’on dit sur le thème. C’est donc l’élément nouveau de la phrase que l’on apporte au sujet du thème.

Attention toutefois à ne pas confondre thème et sujet grammatical, les deux notions peuvent coïncider tout en demeurant distinctes.

Voici un exemple :

C’est Barbara qui est venue.

« Barbara » correspond au thème. Mais il s’agit d’un COD mis en emphase, non du sujet grammatical de la phrase.

Passez un bon lundi !

Annie ERNAUX, La Femme gelée (1981)

Aujourd’hui je vais vous parler de la Femme gelée (1981) d’Annie Ernaux. J’ai eu du mal à lâcher ce roman qui sonne si juste. La narratrice raconte sa vie, de ses tout premiers rapports aux garçons, avec ses amies, de l’évolution de sa perception des choses, jusqu’à la vie d’épouse et de mère. La naïveté de l’enfance, le leurre, le désir de et/ou pour l’homme, de nombreux thèmes sont abordés, mais ne sont en rien galvaudés ni attendus. Le ton est plutôt neutre ; la narratrice, en dépit de sa naïveté de fillette puis de jeune fille, s’attend à ce qui va lui arriver, elle qui finalement malgré ses ambitions se retrouve dans la situation de femmes qu’elle jalouse et méprise à la fois.

Pistes de réflexion sur la figure de la mère dans La Femme gelée

Maintenant j’aimerais vous proposer quelques pistes d’analyse rassemblées autour d’un thème, celui de la mère.

Figure idéale et adulée par la narratrice (« Je l’adorais » ; « Elle, cette voix profonde que j’écoutais naître dans sa gorge » ; « Le premier écho du monde est venu à moi par ma mère », p.74), en même temps ancrée dans le quotidien, son évocation est empreinte à la fois de prosaïsme et de poésie.

Personnage omniprésent, la mère n’apparaît pourtant pas dès l’incipit, qui décrit les autres femmes de la famille. Le terrain semble ainsi avoir été préparé : « Plus que ma grand-mère, mes tantes, images épisodiques, il y a celle qui les dépasse de cent coudées, la femme blanche dont la voix résonne en moi, qui m’enveloppe, ma mère » (p.15).

Cette figure présente différentes facettes ; du portrait de la mère haut en couleurs, nous verrons en quoi son éducation résonne chez sa fille jusque et même au-delà de la maternité de cette dernière. Enfin, nous nous concentrerons sur la complicité toute en nuances qui les unit.

Un portrait haut en couleurs

La mère de la narratrice travaille, subvient aux besoins du ménage tandis que son époux s’occupe de la maison. La mère aime son travail : ainsi elle « sortait lessivée, rayonnante de sa boutique ».

Elle néglige son ménage, est peu soigneuse comme le fait remarquer Brigitte à son amie, à cause de la poussière déposée sur les plinthes. Premier défaut, premier accroc au portrait d’une mère idéale : La petite fille qui la considère comme parfaite se trouve « vaguement humiliée de constater que [s]a mère manquait à ses devoirs ».

Peu féminine semble-t-il, la mère « hurle » (p.21), voire même est « démoniaque » (p.22) : « Le lendemain, en sale, laide de sueur, elle évolue dans la vapeur de la buanderie, démoniaque ».

Par ailleurs, elle ne tricote pas, et n’est pas non plus portée sur la cuisine. La figure maternelle sort ainsi de l’ordinaire. Ceci n’est pas sans toucher la petite fille, à laquelle l’institutrice fait des remontrances au sujet d’un cadeau pour Pâques destiné à sa mère. Dès lors, elle ressent un malaise : « Obscurément, en ces occasions, je sentais avec malaise que ma mère n’était pas une vraie mère, c’est-à-dire comme les autres… » (p.59).

Les termes, forts, laissent au lecteur le loisir d’imaginer ce personnage non conformiste et surtout non conforme à ce que la société attend d’elle.

De l’éducation à la lecture : la mère, personnage initiatique?

La mère apprend à sa fille que l’avenir lui appartient : « Par elle, je savais que le monde était fait pour qu’on s’y jette et qu’on en jouisse, que rien ne peut nous empêcher » (p.30). Elle l’incite à jouer, à imaginer (« Elle me disait, les yeux brillants, « c’est bien d’avoir de l’imagination ». », p.27) plutôt qu’à effectuer des activités sensées être réservées au genre féminin : « Ma mère entre, regarde le lit dévasté, (…) elle rit, « tu joues ? C’est bien, joue, va ». » (p.27). Même lorsqu’elle lui offre une poupée – objet connoté féminin par excellence -, c’est avec quelque regret. Elle emmène par ailleurs souvent sa fille avec elle, quoi qu’elle fasse.

La mère est aussi celle qui espère pour sa fille un avenir de femme différent du sien, ce que la narratrice l’explique par un « calcul » (p.39). Fille ou garçon, peu importe, elle fera de sa vie ce qu’il lui plaira. De la même façon, la mère évoque le mariage comme optionnel en narrant à sa fille des « exemples à ne pas suivre » (p.40).

Aussi l’école apparaît comme le vecteur idéal pour dépasser le carcan de femme dans lequel la société l’enfermerait. « Ce que je deviendrai ? Quelqu’un. Il le faut. Ma mère le dit. Et ça commence par un bon carnet scolaire » (p.38) ; « T’occupes pas de ça, travaille » (p.55). La narratrice ajoute : « Elle est la force et la tempête, mais aussi la beauté, la curiosité des choses, figure de proue qui m’ouvre l’avenir et qui m’affirme qu’il ne faut jamais avoir peur ni de rien ni de personne » (p. 15).

La figure initiatique de la mère peu à peu s’éloigne, supplantée par une autre figure, celle de l’amie, Brigitte, qui participe grandement à l’apprentissage de la petite fille puis de l’adolescente. À partir de ce moment, seuls demeurent et ne sont relevés que quelques propos maternels qui se déliteront vaguement par la suite.

Nous allons toutefois nous concentrer sur un dernier point, celui de la lecture, passion qui unit plus que jamais la fille et la mère, et ce, inconditionnellement.

La complicité qui rapproche mère et fille

Tout d’abord, la complicité entre la mère et la fille s’inscrit en filigrane dans le roman. Toute activité prête à leur rapprochement : « Toutes deux nous raclons le fonds crémeux du saladier » (p.23).

Puis l’enfant découvre les livres, elle envie (« Je lui envie ce visage étrange, refermé, partir de moi, de nous, ce silence où elle sombre, son corps alourdi d’un seul coup par une parfaite immobilité » p.24) et admire tour à tour sa mère qui sait déchiffrer les lettres, qui « se plonge dans la lecture » n’importe où, n’importe quand » (p.24) ; la petite fille se languit d’apprendre à lire : « Vivement que je sache lire ».

Lorsque elle sait lire, sa mère lui offre l’accès à un monde de tous les possibles grâce à l’imagination. Leur complicité se renforce : « on se comprenait » (p.24). Elles échangent ainsi des livres, regardent « ensemble » la devanture d’une librairie (p.25), l’enfant se voit offrir des romans… Il s’agit, par-delà l’éducation même, de la réelle transmission d’une passion.

Progressivement dans le roman, toutefois, l’enfant se laisse rattraper par le jugement des autres, tout d’abord incarné par son amie Brigitte. L’enfant ressent alors de la honte envers ses parents et leur mode de vie. Plus loin lorsque se pose la question des études en vue d’un métier, la narratrice note : « Tout ce que ma mère m’a insufflé, fais ce que tu veux comme métier, se délite » (p. 100).

L’admiration, la complicité ne font pas le poids face au jugement, aux attentes de la société et ce malgré le désir d’indépendance de la jeune femme qui s’interroge sur son avenir puis le vit… d’une manière tout à fait différente de ce dont elles avaient rêvé, elles, mère et fille.

Édition choisie :

ERNAUX, Annie, La Femme gelée, Éditions Gallimard, 1981, rééd. 2016, 182 pages.

Le mot du lundi : paratexte, n.m.

Aujourd’hui je vais essentiellement me baser sur l’œuvre de Gérard Genette pour aborder la notion de paratexte.

Selon la terminologie genettienne, le paratexte renvoie à l’ensemble des éléments accompagnant, entourant ou prolongeant le texte principal, sans en faire partie.

Le paratexte regroupe :

  • le titre ;
  • le sous-titre ;
  • les intertitres ;
  • le nom de l’éditeur ;
  • la date d’édition ;
  • la table des matières ;
  • la préface ;
  • les notes ;
  • les épigraphes ;
  • les illustrations, etc.

Le paratexte peut émaner soit de l’auteur lui-même (il s’agit alors de paratexte auctorial), soit de l’éditeur (on parle alors de paratexte éditorial).

Enfin, pour une typologie plus précise, le paratexte recouvre le péritexte (situé au sein du livre – voir les exemples listés plus haut) et l’épitexte (situé à l’extérieur du livre, il regroupe par exemple des entretiens, la correspondance de l’auteur ou ses journaux intimes…).

Paratexte = péritexte (autour du texte) + épitexte (autour du livre)

Pour aller plus loin, lire absolument Gérard GENETTE, Seuils, éditions du Seuil, 1987.

L’article de Philippe Lane reprend les différentes notions abordées de manière très détaillée :

LANE, Philippe, Seuils éditoriaux, Espaces Temps, 47-48, 1991, La fabrique des sciences sociales, Lectures d’une écriture, p.91-108. Consultable sur : https://www.persee.fr/doc/espat_0339-3267_1991_num_47_1_3790

Passez un bon lundi !

Maëlle GUILLAUD, Lucie ou la vocation (2016)

Lucie a vingt ans. Étudiante en classe préparatoire littéraire, elle souffre de la pression et de la compétition que la khâgne impose. Elle est amie avec Mathilde, une jeune fille qui lui fait découvrir l’univers religieux. Bientôt attirée puis fascinée, elle choisit alors de se consacrer à Dieu et entre au couvent.

Mon analyse porte notamment sur le début du roman, dans la mesure où les éléments fondamentaux y sont posés. Je développerai trois axes majeurs.

1) Les premiers instants de grâce

Dès l’incipit, lorsque Lucie approche de la basilique, il est question d’une « cour pavée nimbée de lumière » (p.11). La lumière, les pavés, une cour loin de la rue, donc, la corrélation entre ces éléments n’est pas sans créer un effet de rayonnement, évoquant à son tour une scène de transfiguration. Lucie est comme touchée par la grâce : nous retrouvons en effet de nombreux termes relevant de la grâce, notamment cet « amour [qui] l’enivre », une « force plus grande qu’elle, douce et enveloppante ». Tout n’est ici pour elle que sérénité et amour. Sa meilleure amie, Juliette, le remarque plus tard, lorsqu’elle la retrouve dans la chambre de Lucie qui loge chez sa grand-mère. Elle note en effet un changement chez son amie, dont le « regard (…) pétille de bonheur ». Ce changement est transformation, une métamorphose qui tient en une phrase prononcée par Lucie : « ma vie a pris un sens » (p.17).

Par ailleurs nous relevons l’isotopie de la sécurité. Ainsi dans la basilique Lucie est « à l’abri » (p.11), entourée par la rassurante puissance des murs. Ceci s’oppose notamment au bruit urbain ; en effet plus loin, au couvent, il est question du silence de ce lieu sacré, Lucie se sentant « à l’abri du bruit ». On retrouve plusieurs occurrences du terme « silence » : « un silence épais » (p.18) ; « dans le réfectoire, pas un bruit ». Le silence règne dans le couvent, les religieuses n’échangent pas un mot. Il est convenu que le silence induit une certaine sérénité.

La grâce traduit la foi qui habite Lucie, qui se nommera bientôt sœur Marie-Lucie. La prieure (la mère supérieure) définit la foi par ces mots : « La foi, c’est l’espérance. (…) Il n’y a pas de foi, mais des preuves de foi ». Quant à Lucie, « sa foi existe. Elle en est certaine » (p. 24). Plus loin, « sa pureté irradie »; « l’avenir est prometteur » (p.34). Nous retrouvons là deux thèmes fondamentaux, soit la lumière ici liée à la pureté, et l’avenir, cet espace d’angoisse pour Lucie et qui est aussi l’un des points de départ du roman.

2) Exigence et pugnacité

Nous pouvons établir un certain parallèle entre la vie au couvent et la khâgne, où difficulté rime avec opiniâtreté. Ainsi le quotidien de la prépa est décrit p.13-14 : « Lucie a l’estomac noué » ; l’asphyxie intellectuelle et physique à la fois n’est pas loin tant « elle suffoque ». La khâgne est définie comme un « enfer », « une « année douloureuse », l’absence de son père décédé manque terriblement à Lucie pour affronter les difficultés qu’elle rencontre.

En khâgne sont évoqués « les tourments quotidiens ». Pire que cela, Lucie se sent enfermée, et par là oppressée : « cette cage dans laquelle l’enfermement les exigences de son milieu » ; « l’avenir est oppressant ». Sa vie se résume à ses allers-retours entre le lycée et l’appartement de sa grand-mère, une vie comme close sur elle-même, contrairement à celle de son amie Juliette qui va de découverte en découverte.

Mais qu’en est-il de la vie au couvent ? Car certains termes sont forts, parfois violents : « la foi la dévore, il la grignote peu à peu » (p.22). De la même façon, nous relevons deux fois le terme « attaque » : « la vieille dame laisse le silence s’installer avant d’attaquer (…) » (p.19). Ce terme semble incongru, déplacé au premier abord : « la mère supérieure choisit un autre angle d’attaque ». De la même façon, lors du premier repas au réfectoire, Lucie croise le regard de la prieure, un regard « sévère », qui la « brûle » (p.35), tandis que celui de la maîtresse des novices est décrit même comme « méchant ».

Par ailleurs, la hiérarchie et l’ordre sont fondamentaux au couvent. Ainsi nous lisons qu’elle « a découvert une armée du Christ, dont la hiérarchie est très organisée » ; « ce monde est régi par des lois  » (p.39) ; à propos de Dieu, il faut « faire sa volonté, observer ses commandements, lui obéir » (p.25). Il est ainsi question du « plus grand des sacrifices » (p.28). Le père Simon confirme la nécessaire obéissance à cet ordre devant lequel Lucie ne devra pas faillir: « Le quotidien est codifié, sévère, les règles, implacables » (p.30).

À partir de là, se pose la dialectique de la victime et du bourreau. La mise à l’épreuve commence dès la page 24. S’ensuivent punitions, humiliations, brimades et jusqu’à la dénonciation de son ancienne amie Mathilde – qui a également rejoint le couvent – à qui sœur Marie-Lucie a fait secrètement passé un message. L’humiliation et la brutalité s’expriment notamment lors de l’épisode du réfectoire évoqué plus haut (p.36).

3) Le doute ou le rayonnement de la foi en question

Lucie semble être une jeune fille fragile, qui s’interroge sur son avenir, peine à remettre en question la carrière qu’elle souhaitait embrasser, poussée par ses parents. Ainsi dès la page 11 : « Depuis peu, elle n’a que des doutes » ; elle « cherche encore quel sens donner à sa vie ». Plus loin, nous relevons : « Chaque matin, elle doute de l’orientation qu’elle a choisie » (p.13). Quant à son quotidien, sa khâgne, il est question de « néant abyssal », d’un « tourment de chaque instant ». Et puis, il y a la grâce. La foi : « Ma vie a pris un sens ». Ces propos qui atterrent son amie Juliette marquent son détachement de la classe préparatoire et son entrée dans la vie monastique.

Dès lors, la foi de Lucie se construit à partir des épreuves qu’elle traverse, mais aussi par-delà les doutes qui s’imposent à elle.

Le terme « doute » est effectivement récurrent, ce qui finalement, si nous pouvons dire, ramène Lucie sur terre. Car elle n’est pas destinée à une vie rayonnant au quotidien, comme elle le réalise rapidement. L’être humain est des plus prononcés chez les sœurs dans ce roman, où règnent inimitiés et rivalités, au grand étonnement, initialement, de la sensible Lucie. La peur de ne pas s’intégrer ni de s’épanouir au couvent la prend à la gorge : « Jamais elle ne tiendra si… » (p.36). Les doutes se transforment en crises de doute. Suite à cet épisode du réfectoire, sœur Marie-Lucie regagne sa cellule, profondément déçue et humiliée : « Sa déception est fulgurante » (p.39). Le terme « survivre » employé confère par là une impression de difficulté à la fois physique et morale. Elle invoque le courage qui lui manque, s’adresse à Dieu, et, pour finir, pleure de soulagement lorsqu’elle ressent « Sa présence » (p.40). Un tel épisode se reproduit plus loin, lorsque sœur Marie-Lucie se laisse aller à penser à sa famille, ses amis… « Ici, tout lui manque » : sa foi n’est peut-être pas encore suffisamment ancrée en elle, dans sa chair. Si elle va jusqu’à penser que « cet endroit est pire qu’un tombeau » (p.47), le dénouement de la crise est le même que précédemment, elle en ressort apaisée, plus croyante que jamais, sûre d’elle et de l’amour divin qui la transcende.

Quelques mots de conclusion

Lucie recherche le bonheur, un « antidote à l’ennui qui si souvent la guette » (p.22). C’est en devenant sœur Marie-Lucie qu’elle va tenter de combler le vide dont elle souffre. Un vide paradoxalement basé sur le plein, tant son existence quotidienne est saturée par ses études. Un vide qui laisserait les fantômes dont parle son professeur de philosophie prendre trop de place, trop d’espace, trop de temps. Un vide que peut-être, sœur Marie-Lucie, en dépit de toute sa bonne foi joue à pile ou face (p.27) et cherche d’abord et fondamentalement à fuir lorsqu’elle pousse la porte de la basilique. Les raisons de son choix sont structurelles, et nous ne pouvons nier l’amour que la jeune femme voue à Dieu. Les causes en revanche ressemblent à une fuite, elle fait taire les doutes quant à sa future carrière, elle se protège de la ville, de ses bruits qui l’agressent. Elle se préserve, finalement, d’une vie qui l’effraie alors qu’elle fait taire ses propres fantômes (dés-?)incarnés.

De nombreux autres éléments pourraient être ajoutés bien entendu ; rappelons toutefois que cette analyse porte quasiment exclusivement sur le début du livre, là où Lucie est touchée par la grâce, là où elle choisit la vie monacale, là où, enfin, elle lutte avec elle-même de façon acharnée pour maintenir la ligne de vie qu’elle a choisie – ou par laquelle elle a été choisie…

Voici par ailleurs quelques pistes de réflexion :

– doute et hésitation : le rayonnement de la foi en question ;

– dialectique de la victime et du bourreau. Il s’agit là des punitions, humiliations et brimades subies par sœur Marie-Lucie. Nous pouvons y voir également un renversement, de victime à bourreau et de bourreau à victime. La notion de pêché peut également être abordée ;

– hiérarchie et ordre : comment le couvent est structuré, le rôle de la mère supérieure, la dévotion des sœurs. Les novices ;

– la polyphonie tout au long du roman : l’histoire de sœur Marie-Lucie alterne avec les pensées de son amie Juliette, transcrites en italiques.

Si vous avez trouvé cette analyse (quoique brève) intéressante, je vous invite à lire le roman et notamment la période dont j’ai choisi de ne pas parler, et de me proposer à votre tour des éléments interprétatifs…

Bonne lecture !

Le mot du lundi : diégèse, n.f.

Bonjour !

Aujourd’hui j’ai choisi de vous parler d’un terme essentiel, notamment en narratologie : la diégèse.

Sommairement, il s’agit du cadre spatial et temporel au sein duquel une histoire fictionnelle se déroule. La diégèse représente alors un univers, selon l’acception mise en avant par Genette.

La diégèse regroupe ainsi l’ensemble des éléments informationnels présents dans le récit : décor, temporalité, personnages…

Pour aller plus loin, je vous recommande vivement de (re)lire Gérard GENETTE, Figures III, Seuil, 1972.

Passez un bon lundi !

Claire CASTILLON, Son empire (2021)

Hier soir j’ai fini Son empire, un roman incroyable écrit par Claire Castillon qui est aussi l’auteure, entre autres, de Marche blanche.

Son empire relate l’emprise d’un homme sur une femme et sa fille.

Le narrateur, c’est la fillette qui perçoit du haut de ses sept ans le malaise s’insinuant dans le foyer.

L’homme est un personnage toxique, il est voleur, menteur, possessif ; s’il se montre tantôt gentil, promet des fêtes, des goûters à la petite fille, il multiplie les reproches à l’envi à l’encontre de sa compagne. Celle-ci s’efface, lui résiste, protège sa fille, voudrait que tout s’accorde.

Manipulant mère et fille aussi bien grossièrement qu’en toute subtilité, l’homme est déconcertant par son attitude plurielle et imprévisible.

On suit ainsi, à travers le regard de la fillette, l’évolution de sa mère, son état qui confine peu à peu au désespoir, ses efforts pour échapper à la perversité de son compagnon et, finalement, la dissolution de sa propre personnalité.

Il s’agit fondamentalement du récit d’un travail de sape psychologique où l’auteure manie tour à tour incongruité, malaise, folie et étrangeté.

Un roman qui se lit sans interruption.

Benjamin CONSTANT, Adolphe (1816)

Mon coup de cœur d’aujourd’hui est le roman de Benjamin CONSTANT publié en 1816 et qui s’intitule Adolphe.

Résumé

Benjamin Constant a choisi d’introduire puis de clore Adolphe de manière épistolaire.

Le personnage éponyme, un jeune homme de vingt-deux ans qui se dit taciturne et solitaire, se livre tout au long du roman à une profonde introspection.

Parce qu’il y a coïncidence entre le protagoniste principal du récit et le narrateur, il s’agit, selon la théorie de Genette, d’un narrateur homodiégétique, par opposition à un narrateur qui serait hors du récit et serait donc hétérodiégétique.

Adolphe s’ennuie. Un beau jour son existence se voit bouleversée par l’aventure d’un ami qui lui raconte s’être épris d’une jeune femme. Dès lors Adolphe décide de l’imiter, et jette son dévolu sur Elléonore, une femme de dix ans son aînée.

Une piste de réflexion : la description d’Adolphe par lui-même

Nous allons nous intéresser brièvement à la description – par lui-même – d’Adolphe, et plus précisément brosser son portrait.

Rappelons qu’en théorie, s’il relève de la description, « le portrait littéraire peut indiquer directement les aspects non visibles de la personne, par exemple donner ses caractéristiques psychologiques » (source consultable sur classes.bnf.fr/portrait/artportr/index.htm).

Par ailleurs, et plus précisément, le portrait « définit les personnages selon trois critères fondamentaux, abondamment croisés ». Il s’agit des critères physiques, psychologiques ou moraux (caractère mais aussi sentiments et pensées), et sociaux (appartenance à un milieu défini) (source consultable sur le site de la Bnf.). En dehors des critères physiques, que nous ignorons, nous trouvons dans Adolphe les caractéristiques fondamentales d’un portrait littéraire.

Essayons dès lors de brosser un portrait du personnage principal grâce aux éléments dont nous disposons. « Timide », « agité », il se dit « accoutumé à renfermer en [lui-même] tout ce qu’[il] éprouvai[t] ». Nous retrouvons plus loin le terme « timidité » et notons son inclination pour la « solitude » (p.52). La présence des autres est alors ressentie comme « une gêne et un obstacle » (p.49), d’où cet « ardent désir d’indépendance » (p.50). Il exprime ce besoin de solitude par ces mots : « Je ne me trouvais à mon aise que tout seul ».

Il convient de souligner qu’Adolphe se dépeint non seulement comme il se voit, mais aussi comme il pense que les autres le voient. Son portrait est un autoportrait constant, et il s’en défend, il se présente souvent sous un meilleur jour en justifiant son attitude. Il en va ainsi de son caractère solitaire et de son attitude suffisante en société. « Distrait, inattentif, ennuyé, je ne m’apercevais point de l’impression que je produisais » : il oppose ainsi son caractère taciturne (« Je me réfugiais dans une taciturnité profonde ») à l’effet produit sur ses pairs : « On prenait cette taciturnité pour du dédain ». Enfin il justifie la réputation qu’on lui attribue bientôt, une « réputation de légèreté, de persiflage, de méchanceté », « une âme haineuse » (p.54) par son caractère réservé, qui, lorsqu’il s’éveille, l’entraine « au-delà de toute mesure » (p.53). Plus loin, il explique : « Il s’établit donc, dans le petit public qui m’environnait, une inquiétude vague sur mon caractère » ; « on disait que j’étais un homme immoral, un homme peu sûr » (p.55).

Nous pouvons dès lors définir Adolphe comme un personnage « épais », par opposition à un personnage « plat », deux types théorisés par E.M.Forster dans son ouvrage Aspects of the novel, 1927. L’introspection constante d’Adolphe fait en effet ressortir de nombreux et complexes traits de personnalité comme on a pu l’esquisser plus haut : excessif versus effacé par exemple.

Lorsqu’il s’éprend d’Ellénore et entreprend de la séduire, il reprend le même raisonnement : impatience, résignation, via l’accumulation de termes négatifs tels que « sombre, taciturne, inégal dans mon humeur » (p.57). Après l’avoir séduite, il se décrit comme orgueilleux, promenant sur les hommes « un regard dominateur ». Nous retrouvons là sa suffisance, sa vanité. Dans la relation amoureuse qu’il poursuit, il se montre à la fois ou tour à tour exigeant, inquiet, cruel, tourmenté… Il est alors considéré comme séducteur et ingrat (p.95).

Adolphe toutefois, nous l’avons vu, s’adonne à une introspection de chaque instant. Il essaie de se justifier, tout en le démentant. Il se juge, mais est-ce bien sincère ? Il évoque par exemple sa vanité (p.57), dont le but est le succès de son entreprise. Il pose comme un regard critique sur lui-même, lorsqu’il parle de « cette fatuité sans expérience qui se croit sûre du succès parce qu’elle n’a rien essayé » (p.64). Distrait, détaché, il paraît, enfin, velléitaire et lâche en amour.

Le dénouement est tel qu’une interrogation demeure : si Adolphe se dit amoureux, nous subodorons qu’en réalité, ce qu’il prend pour de l’amour n’est autre chose que l’expression de son trop grand amour-propre. Dès lors, comment le croire dans ses tentatives de justifications et autres explications oiseuses ?

Certes, il demeure à chacun d’y trouver sa propre interprétation, mais ne nous méprenons pas, des nuances sont toutefois à prendre en compte. Car Adolphe semble osciller constamment entre deux pôles, il est à la fois lâche mais lucide, âme aride mais passionnée : tourmenté, il est en proie à un conflit intrinsèque qui paraît dépourvu d’issue. Pris dans ses contradictions, il représente finalement une figure dissociée, propre au roman d’analyse psychologique.

Bonne lecture et à lundi !

Après la paronomase, l’hyperbate

Hyperbate (n.f.), du grec huper, « sur, au-delà » et bainein, « aller ».

L’hyperbate est une figure de style qui repose globalement sur une inversion :

  • soit on inverse l’ordre naturel des mots, par postposition ou par antéposition ;
  • soit on disjoint deux termes habituellement réunis.

Le lien grammatical est dès lors plus lâche comme le souligne Bernard Dupriez dans le Gradus – Les procédés littéraires. Il cite l’exemple suivant, dans lequel on observe un segment clairement disjoint après une construction apparemment close :

« Albe le veut, et Rome. » (Corneille, Horace)

Victoria MAS, Le Bal des folles (2019)

Bonjour !

Aujourd’hui j’ai envie de vous parler d’une lecture-coup de cœur : Le Bal des folles de Victoria Mas publié en 2019.

Le roman s’ouvre in medias res (au milieu de l’action) : après avoir succinctement daté le récit (8 mars 1885), l’auteur fait commencer l’action d’emblée, par le réveil d’une jeune fille, Louise.

Dès lors, si le lecteur peut s’interroger, l’histoire qui se déploie saura répondre prestement à moult questionnements.

Ainsi, qui est Louise ? Où se trouve-t-elle ? À quoi se prépare-t-elle ?

Et qui est cette femme qui la réveille ? Quel rôle jouera-t-elle dans le roman ?

Si le premier chapitre n’évoque pas tous les personnages principaux, il n’en pose pas moins les jalons d’une histoire au premier abord étrange, dérangeante, puis dure, dépourvue de chaleur humaine (vraiment ?).

Charcot et la Salpêtrière

On est en 1885. Louise, jeune « aliénée », est internée à la Salpêtrière.

Cet hôpital renferme une multitude de femmes dites hystériques, ou épileptiques, voire idiotes, rejetées par leurs familles respectives.

Louise est l’une d’elles, et lorsqu’une infirmière, Geneviève, vient la réveiller, c’est pour l’accompagner dans un amphithéâtre bondé, auprès du neurologue Charcot. Ce dernier procède à des expérimentations publiques sur ses patientes dans un but médical, celui de faire progresser l’approche psychiatrique. Ses méthodes n’en sont pas moins choquantes. Après avoir hypnotisé sa patiente, il lui fait accomplir certains gestes et mouvements puis la plonge dans une crise d’hystérie impressionnante. Rassemblé dans la salle, le Tout-Paris ne manquerait pas ces séances d’exhibition.

Portraits

Il me paraît intéressant de brosser rapidement le portrait de plusieurs personnages.

Trois personnages se détachent en effet, que nous pouvons considérer comme personnages principaux : Louise et Geneviève dont nous avons déjà parlé, et Eugénie.

  • Louise

Louise doit sa présence à cause d’un traumatisme subi durant l’enfance.

Le premier chapitre la met d’emblée en scène.

Être choisie par Charcot pour ses séances d’hypnose relève d’une sorte de consécration : « C’est son moment de gloire et de reconnaissance » (p. 13). La fascination qu’exerce le célèbre médecin sur Louise est étonnante, tant elle s’y raccroche, évoquant sans cesse Augustine, qui fut l’objet d’étude du professeur Charcot.

  • Eugénie

Jeune femme de bonne famille, elle est considérée comme « déviante » parce qu’elle possède une particularité : elle ressent et voit la présence des morts. Lorsqu’elle l’avoue à sa famille, elle alors rejetée. Sa famille l’interne de force pour ensuite s’en désintéresser. Mais si pour son père, notamment, elle n’existe plus, en est-il de même pour tous les membres de sa famille ?

  • Geneviève

Geneviève n’est pas sur le même plan que les personnages précédents puisqu’elle est infirmière. Son rôle est d’encadrer les femmes internées, de veiller froidement sur elles, sans laisser s’exprimer quelque affect. Toutefois, en les réduisant à leur condition « d’aliénées », elle aussi laissera se dessiner les linéaments d’une faille jusqu’alors ineffable.

Suggestion de pistes de réflexion

Plusieurs pistes pourraient être approfondies. Je pense notamment au rapport de force entre les femmes internées et les médecins, ou encore les infirmières.

Le classement des pathologies me semble également intéressant, notamment l’étiquette sous laquelle on regroupe les « hystériques ». Un service entier leur est dédié : le « service des hystériques » dont le but est de les contrôler et d’endiguer leur mal.

Enfin, l’enfermement est bien entendu un thème central dans le roman. Si l’enfermement physique est mis en exergue, il est aussi indiciblement psychologique. Et ce, pas seulement pour les « aliénées ».

Bonne lecture !